Les pays émergents remettent en cause le système monétaire mondial

Le dollar US va-t-il continuer à dominer le système monétaire mondial ? La crise du Covid, la politique restrictive de la banque centrale américaine face à l’inflation, et la « militarisation du dollar » dans les sanctions contre la Russie, accélèrent la dédollarisation dans l’ensemble des économies émergentes, dont le poids économique est devenu plus important que les économies développées du G7 pour la première fois en 2022.

Le fondement du système monétaire mondial basé sur l’USD, qui est en place depuis les années Nixon (1971), est basé en particulier sur le fait que l’ensemble des matières premières, pétrole en tête, s’échangent partout dans le monde en dollar seulement (les pétrodollars), et que par ailleurs, la majeure partie du commerce international entre tous les pays du monde, s’effectue également en dollars : si le Brésil souhaite acheter un bien en Corée du Sud, il va changer ses Réals brésiliens en dollars, payer la Corée en dollars, et la Corée changera ensuite ces dollars en Won coréens. Ainsi, les 2/3 des échanges de dollars se font à l’extérieur des USA, garantissant une forte demande de dollars dans le monde depuis au moins 1971.

Pourtant, la crise du Covid, la politique restrictive de la Banque Centrale US au niveau de ses taux d’intérêts, et plus récemment, les sanctions contre la Russie ont achevé de « militariser le dollar US », selon l’expression en vogue chez les analystes. En effet, la saisie unilatérale des réserves de changes extérieures de la Russie (pour 300 milliards d’USD) par les pays de l’OTAN, ainsi que l’exclusion de la Russie du système SWIFT (qui permet les virements internationaux sous contrôle américains), ont eu comme effet collatéral de montrer à l’ensemble des pays qu’en cas de désaccord avec les USA pour quelque raison que ce soit, ils pouvaient se retrouver coupés littéralement du système financier mondial. Joe Biden utilise en effet le dollar comme une arme politique et militaire – ce qui n’a jamais été fait à ce point auparavant.

Aussi, nous assistons ces derniers mois à une cascade de décisions de pays émergents (Asie, Afrique, Moyen Orient, Amérique du Sud) qui accélèrent la dédollarisation de leurs échanges, de leurs économies et de leur système financier, à grande vitesse :

  • Les pays émergents adoptent le système chinois d’échanges internationaux CIPS, en lieu et place du système SWIFT américain;
  • L’Inde a annoncé ne plus utiliser le dollar US dans ses échanges extérieurs en particulier avec la Chine et la Russie;
  • La Chine et le Brésil ont signé un accord pour cesser d’utiliser le dollar et élargir leur coopération dans l’alimentation et les minéraux, échangeant plutôt des yuans contre des réals brésiliens et vice-versa. Pour la première fois, le Yuan passe devant l’Euro dans les réserves de changes de la banque centrale du Brésil;
  • Le yuan chinois a remplacé pour la première fois le dollar en tant que monnaie la plus échangée en Russie depuis l’année dernière. Les entreprises russes ont émis des obligations en yuans d’une valeur équivalente à plus de 7 milliards de dollars l’année dernière;
  • Dans le cadre de cette tendance, la France et l’Allemagne sont devenus certains des premiers pays européens à diversifier leurs dépenses et leurs revenus en CNY (yuan chinois), avec la société française Total signant son premier contrat de gaz naturel liquéfié (GNL) en Yuan chinois;
  • L’Arabie Saoudite a déclaré qu’elle était ouverte au commerce de devises autres que le dollar américain pour le pétrole : une telle décision d’un important producteur de pétrole, signerait-elle la fin des pétrodollars ? En mars 2023, l’Arabie Saoudite a annoncé une nouvelle installation pétrolière utilisant le yuan chinois d’une valeur de 12,2 milliards de dollars : une première !
  • Les Émirats arabes unis et l’Inde sont en pourparlers pour utiliser des roupies afin d’échanger des produits de base non pétroliers;
  • Les banques centrales des pays émergents achètent de l’or (pour se couvrir contre le dollar) à un rythme record sur les deux premiers mois de 2023, selon le rapport du World Gold Council.

Toutes ces annonces ont des conséquences significatives pour l’économie mondiale, réduisant certes progressivement, mais durablement la demande de dollars américain. Un dollar plus faible va rendre les investissements dans d’autres devises plus attrayantes, ce qui entraînera une augmentation des investissements dans les marchés émergents.

Signe des temps : Pour la première fois en 2022, le poids économique des pays émergents a dépassé celui des pays développés, et la tendance devrait se poursuivre ! En effet, le PIB en parité de pouvoir d’achat des principaux pays émergents, appelés les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) a dépassé celui du G7 (composé des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l’Allemagne, de la France, de l’Italie et du Japon), selon la World Economic Outlook Database. Ce changement de pouvoir économique marque un développement important dans l’économie mondiale; les BRICS représentant désormais 31,5% du PIB mondial, contre 30,7% pour le G7 en parité de pouvoir d’achat.

Du point de vue de l’économie et de la géopolitique mondiale, ces évènements sont le symptôme d’une réalité beaucoup plus profonde: les marchés émergents ne sont plus ni des marchés ni des pays secondaires. Ils sont aujourd’hui suffisamment importants pour remettre en cause le dollar roi, qui règne en maître sur le système monétaire et financier international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

William Gabel,
Groupe Quinze – Gestion Privée

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